CHAPITRE PREMIER

Les flashes des appareils photo l’éblouirent un instant. Si au moins il pouvait se débarrasser des photographes.

Mais cela faisait maintenant des mois qu’ils l’accompagnaient – depuis le jour où les premiers objets avaient été retrouvés dans ces collines désolées, au sud du Caire. On eût dit qu’ils savaient que quelque chose allait se produire. Après bien des années, Lawrence Stratford était sur le point d’effectuer une découverte majeure.

C’est pourquoi ils étaient là, avec leurs appareils et leurs flashes qui fumaient. Ils le bousculèrent au moment où il s’engagea dans le passage grossièrement taillé qui menait à la porte de marbre.

Le crépuscule se fit soudain plus intense. Il voyait les lettres, mais ne les distinguait pas vraiment.

« Samir, éclairez-moi, s’écria-t-il.

— Oui, Lawrence. »

La torche s’embrasa derrière lui et la dalle de pierre apparut dans un flot de lumière jaune. C’étaient des hiéroglyphes, oui, gravés et dorés dans du marbre d’Italie. Il n’avait jamais vu cela auparavant.

Il sentit la main chaude et soyeuse de Samir se poser sur la sienne quand il commença à lire tout haut :

« Détrousseurs des morts, éloignez-vous de cette tombe si vous ne voulez pas en réveiller l’occupant, car sa colère ne pourra être contenue. Ramsès le Damné est mon nom. »

Il se tourna vers Samir. Qu’est-ce que cela signifiait ?

« Continuez, Lawrence, traduisez, vous êtes infiniment plus rapide que moi, dit Samir.

— Ramsès le Damné est mon nom. Jadis Ramsès le Grand de la Haute et de la Basse-Égypte ; vainqueur des Hittites, bâtisseur des temples ; bien-aimé du peuple ; et gardien immortel des rois et reines d’Égypte à travers les siècles. En cette année de la mort de la grande reine Cléopâtre, alors que l’Égypte devient province romaine, je m’abandonne aux ténèbres éternelles ; prenez garde, vous qui permettrez aux rayons du soleil de franchir cette porte…

— Cela n’a aucun sens, murmura Samir. Ramsès le Grand a régné mille ans avant Cléopâtre.

— Ce sont pourtant des hiéroglyphes de la dix-neuvième dynastie, il n’y a aucun doute là-dessus, répliqua Lawrence en dégageant les gravats. Regardez, l’inscription se répète… en latin et en grec. »

Il fit une pause avant de lire rapidement les dernières lignes en latin :

« Prenez garde : je dors, comme la terre dort sous le ciel nocturne ou la neige de l’hiver, mais une fois éveillé, je ne suis le serviteur de personne. »

Lawrence resta un moment silencieux, comme hypnotisé par les mots qu’il venait de lire. Il entendit vaguement Samir dire :

« Je n’aime pas ça. On dirait une malédiction. »

Lawrence se retourna et constata que les doutes de Samir avaient cédé la place à la terreur.

« Le corps de Ramsès le Grand repose au musée du Caire, dit Samir avec impatience.

— Non, répondit Lawrence, conscient du frisson qui lui courait dans le dos. Il y a un corps au musée du Caire, mais ce n’est pas celui de Ramsès ! Regardez les cartouches, le sceau ! À l’époque de Cléopâtre, nul n’était capable d’écrire les anciens hiéroglyphes. Et ceux-ci sont parfaits – gravés avec le plus grand soin, comme les lettres grecques et latines. »

Ah, si seulement Julie était là, pensa Lawrence avec amertume. Sa fille, Julie, n’avait peur de rien. Elle comprendrait mieux que quiconque toute la portée de l’instant présent.

Il sortit en titubant du couloir étroit et fit signe aux photographes de s’éloigner, mais une fois de plus, les flashes crépitèrent. Les reporters accouraient vers la porte de marbre.

« Que les ouvriers reprennent le travail, cria Lawrence. Je veux que ce passage soit dégagé jusqu’au seuil. Je pénétrerai ce soir dans la tombe.

— Lawrence, ne vous précipitez pas, dit Samir. Il y a ici quelque chose qui ne doit pas être pris à la légère.

— Samir, vous m’étonnez, répondit Lawrence. Depuis dix ans, nous fouillons ces collines dans l’espoir de faire une telle découverte. Personne n’a touché cette porte depuis le jour où elle fut scellée, il y a deux mille ans. »

Assez furieux, il repoussa les reporters qui s’agglutinaient et s’efforça de leur barrer le passage. Il avait besoin de retrouver le calme de sa tente jusqu’à ce que la porte fût libérée ; il avait également besoin de son Journal, seul confident digne des émotions qu’il éprouvait. La chaleur de cette longue journée lui tournait un peu la tête.

« Pas de questions maintenant, mesdames et messieurs », dit poliment Samir.

Comme toujours, Samir s’interposait entre Lawrence et le monde réel.

Lawrence parcourut à la hâte le chemin mal dessiné, il se tordit la cheville et fit la grimace, mais poursuivit tout de même, le regard posé, par-delà les torches allumées, sur la sombre beauté des tentes éclairées sous le violet du ciel du soir.

Une seule chose fut capable d’attirer son attention avant qu’il ne retrouvât le calme de son fauteuil et de son bureau : la vision de son neveu, Henry, qui le guettait nonchalamment. Henry, si mal à l’aise dans ce pays ; Henry, l’air misérable dans son impeccable costume de lin blanc ; Henry, son éternel verre de whisky à la main et son inévitable cigarillo aux lèvres.

Sans aucun doute, la danseuse du ventre l’accompagnait – Malenka, cette femme du Caire, qui offrait au gentleman britannique tout l’argent qu’elle pouvait gagner.

Lawrence ne pouvait jamais totalement faire abstraction de Henry, mais l’avoir à ses côtés était plus qu’il n’en pouvait supporter.

Dans une vie bien remplie, Henry représentait la seule vraie déception de Lawrence. Ce neveu qui ne s’intéressait à rien ni à personne en dehors de l’alcool et des tables de jeu était le seul héritier mâle des millions des Stratford – lui à qui l’on n’aurait même pas confié un billet d’une livre.

Il regrettait vivement l’absence de Julie – sa fille bien-aimée, qui aurait dû être ici, avec lui, si son jeune fiancé ne l’avait persuadée de rester au pays.

Henry n’était venu en Égypte que pour y chercher de l’argent. Il était porteur de papiers de la compagnie que Lawrence devait parapher. Et le père de Henry, Randolph, lui avait assigné cette triste mission, désireux comme toujours de couvrir les dettes de son fils.

Oh oui, ils faisaient une fine équipe – le propre à rien et le président du conseil d’administration de la Stratford Shipping, qui reversait maladroitement les bénéfices de la compagnie dans les poches percées de son fils.

La vérité était que Lawrence pouvait tout pardonner à son frère, Randolph. Lawrence n’avait pas confié les affaires familiales à Randolph, il s’en était déchargé sur lui, avec toutes les obligations et les responsabilités que cela impliquait, afin que lui-même, Lawrence, pût passer ses dernières années à fouiller les ruines de cette Égypte qu’il aimait tant.

Pour être honnête, il convenait de reconnaître que Randolph avait assuré une gestion tolérable de la Stratford Shipping. C’est-à-dire, jusqu’à ce que son fils se révélât être un voleur et un escroc. Randolph ne pourrait que tout admettre s’il se trouvait confronté à la vérité, mais Lawrence faisait preuve de trop d’égoïsme pour provoquer cette confrontation. Il ne voulait plus revenir à Londres et retrouver les bureaux étouffants de la Stratford Shipping. Même Julie ne pourrait le persuader du bien-fondé d’un retour.

Henry attendait son heure. Quant à Lawrence, il reculait cet instant. Il pénétra sous sa tente et approcha du bureau son fauteuil de toile. Il sortit un cahier relié pleine peau qu’il conservait depuis longtemps, pour cette découverte peut-être. Hâtivement, il écrivit ce qu’il se rappelait des inscriptions de la porte et des questions qu’elle posait.

« Ramsès le Damné… »

Il relut ces mots. Et pour la première fois, il éprouva le même pressentiment que Samir.

Que diable cela pouvait-il bien vouloir dire ?

 

Minuit et demi. Rêvait-il ? La porte de marbre du tombeau avait été soigneusement dégagée, photographiée et posée sur des tréteaux, sous sa tente. Ils étaient prêts à s’y engouffrer. Son tombeau, enfin !

Il adressa un signe de tête à Samir. Un frémissement nerveux parcourut l’assemblée. Les flashes crépitèrent, il porta les mains à ses oreilles. Son cri les prit par surprise.

La torche à la main, il entra, bien que Samir essayât une fois de plus de l’en empêcher.

« Lawrence, il y a peut-être des chausse-trapes, ce n’est pas…

— Écartez-vous. »

La poussière le faisait tousser, ses yeux coulaient.

Il passa sa torche dans le trou béant. Des parois décorées de hiéroglyphes – là encore, c’était indubitable, le style magnifique de la dix-neuvième dynastie.

Il entra sans la moindre hésitation. Quelle fraîcheur extraordinaire ! Et cette odeur, ce parfum étrange, après tous ces siècles !

Son cœur battait trop vite. Le sang affluait à son visage. La nuée de reporters soulevait de la poussière et il toussa encore une fois.

« En arrière ! » cria-t-il.

Les flashes éclataient tout autour de lui. Il voyait à peine le plafond orné de minuscules étoiles.

Une longue table était chargée de coffrets et de petits pots d’albâtre. De monceaux de rouleaux de papyrus. Mon Dieu, tout cela annonçait une découverte sans précédent.

Ce n’est pas un tombeau ! se dit-il.

Un bureau recouvert d’une fine couche de poussière paraissait délaissé par son scribe depuis quelques instants. Un papyrus déroulé, des stylets taillés, un flacon d’encre. Et un gobelet.

Quant au buste, au buste de marbre, il était de style gréco-romain, indiscutablement. Une femme aux cheveux ondulés rejetés en arrière sous un bandeau de métal, ses yeux comme ceux d’une aveugle, sous les paupières lourdes. Ce nom gravé à la base :

 

CLÉOPÂTRE

 

« C’est impossible, entendit-il Samir dire. Mais regardez, Lawrence, le cercueil ! »

Lawrence l’avait déjà remarqué. Muet, il contemplait le cabinet déposé sereinement au milieu de cette pièce étonnante, ce cabinet, cette bibliothèque, avec ses rayonnages chargés de rouleaux et sa table de travail recouverte par la poussière.

Une fois de plus, Samir demanda aux photographes de se reculer. La fumée des flashes rendait fou Lawrence.

« Partez, allez-vous-en ! » menaça Lawrence.

En grommelant, ils s’éloignèrent et laissèrent les deux hommes dans la pièce silencieuse.

Ce fut Samir qui parla le premier :

« Ce mobilier est romain. Et voici Cléopâtre. Remarquez les pièces de monnaie sur le bureau, Lawrence. Elles ont été récemment frappées à son effigie. Elles seules valent…

— Je sais, mon ami, mais c’est ici que repose un pharaon. Chaque détail de son cercueil… il est aussi beau que tout ce que l’on a pu trouver dans la Vallée des Rois.

— Il n’a pas de sarcophage, dit Samir. Pourquoi ?

— Ce n’est pas une tombe, répondit Lawrence.

— Et pourtant le roi a choisi d’être enterré ici ! »

Samir s’approcha du cercueil et leva haut sa torche pour mieux éclairer le visage délicatement maquillé, les yeux faits au khôl et les lèvres au contour exquis.

« Je jurerais que c’est la période romaine, dit-il.

— Mais le style…

— Il est trop réaliste, Lawrence. C’est un artiste romain qui a imité à la perfection le style de la dix-neuvième dynastie.

— Comment est-ce possible, mon ami ?

— Des malédictions », murmura Samir, comme s’il n’avait pas entendu la question.

Il déchiffrait les hiéroglyphes disposés autour du visage fardé. Le texte grec y faisait suite, puis le texte latin.

« Ne touchez pas aux restes de Ramsès le Grand, lut Samir. C’est la même chose dans les trois langues. De quoi faire réfléchir, non ?

— Demandez aux ouvriers de déposer le couvercle », dit Lawrence.

 

La poussière était retombée. Dans les vieilles appliques de métal, les torches envoyaient bien trop de fumée au plafond, mais il s’occuperait de cela plus tard.

Il s’agissait à présent d’ouvrir la forme humaine emmaillotée, laquelle avait été placée contre le mur ; le mince couvercle de bois du cercueil se trouvait également à la verticale.

Il ne voyait plus les hommes et les femmes regroupés à l’entrée, silencieux devant l’objet de sa découverte.

Lentement, il leva le couteau et trancha le lin sec, lequel s’écarta pour révéler un corps enserré dans des bandelettes.

Il y eut un murmure d’émotion parmi les reporters. Une fois de plus, les flashes fusèrent. Lawrence sentait Samir silencieux à côté de lui. Les deux hommes contemplaient le visage émacié sous ses bandages jaunis, les bras blanchis si sereinement croisés sur la poitrine.

Un des photographes demanda la permission de pénétrer dans la chambre. Samir exigea le silence. Mais rien de cela ne distrayait Lawrence.

Il regardait paisiblement la forme émaciée qui se dressait devant lui, ses bandelettes couleur du sable du désert. Il lui semblait pouvoir déceler une expression dans les traits de ce visage, il trouvait une grande tranquillité dans ces lèvres minces.

Chaque momie constituait un mystère. Chaque forme desséchée quoique préservée, une image blafarde de la vie dans la mort. Il ressentait toujours un certain frisson à contempler ces morts de l’Égypte ancienne, mais là, il éprouvait quelque chose de plus fort encore devant cet être mystérieux qui se faisait appeler Ramsès le Damné, Ramsès le Grand.

Il déchira davantage la première série de bandelettes. Derrière lui, Samir ordonnait aux photographes de quitter le passage, il y avait danger de contamination. Éloignez-vous tous, je vous en prie.

Il tendit la main et effleura la momie ; il la toucha avec respect du bout des doigts. Quel contact étrange ! L’épaisse couche de bandes s’était ramollie avec le temps.

À nouveau, il regarda le visage étroit, les lèvres bien dessinées, la bouche sombre.

« Julie, murmura-t-il, oh ma chérie, si seulement tu pouvais voir cela…»

 

Le bal de l’ambassade. Et toujours les mêmes visages, le même orchestre, les mêmes valses suaves. Les lumières piquaient les yeux d’Elliott Savarell, le champagne lui laissait un goût amer dans la bouche. Ce qui ne l’empêcha pas de vider son verre et d’attirer le regard du serveur. Un autre. Un autre encore. Il aurait tout de même préféré du whisky ou un bon cognac.

Mais on se l’arrachait, n’est-ce pas ? Ce n’aurait pas été pareil sans le comte de Rutherford. Le comte de Rutherford était un ingrédient essentiel, comme les fleurs à profusion et les milliers de bougies ; le caviar et l’argenterie ; et les vieux musiciens qui s’escrimaient sur leurs violons pour faire danser la jeune génération.

Chacun saluait le comte de Rutherford. Chacun désirait que le comte de Rutherford assistât au mariage de sa fille, à un thé ou à un bal tel que celui-ci. Qu’importe si Elliott et son épouse ne recevaient pratiquement plus jamais personne dans leur demeure londonienne ou leur propriété du Yorkshire, qu’Édith passât la majeure partie de son temps à Paris en compagnie d’une sœur devenue veuve. Le dix-septième comte de Rutherford était un article de choix. Dans sa famille, les titres remontaient – d’une manière ou d’une autre – à Henry VIII.

Comment s’y était-il pris pour ne pas tout gâcher depuis longtemps ? se demanda Elliott. Comment avait-il réussi à charmer tous ces gens pour qui il n’éprouvait, dans le meilleur des cas, qu’un intérêt fugitif ?

Ce n’était pas tout à fait vrai. Il aimait certaines personnes, il fallait bien le reconnaître. Il aimait son vieil ami Randolph Stratford, de même qu’il aimait Lawrence, le frère de Randolph. Il aimait également Julie Stratford, et il aimait la voir danser avec son fils. Elliott était venu pour son fils. Certes, Julie n’allait pas épouser Alex. Pas pour l’instant, tout au moins. C’était pourtant le seul espoir à l’horizon de voir Alex acquérir un jour l’argent dont il aurait besoin pour entretenir les propriétés qu’il hériterait, cette fortune qui était censée aller de pair avec un titre aussi ancien et qui, bien souvent, ne l’accompagnait pas.

Le plus triste de l’histoire, c’est qu’Alex aimait vraiment Julie. L’argent n’avait pas d’importance pour eux. C’était la vieille génération qui s’occupait des projets et des prévisions, comme toujours.

Elliott s’appuya à la rampe dorée pour regarder les jeunes couples tournoyer à ses pieds ; un instant, il s’efforça d’oublier les voix pour ne plus entendre que les notes de la valse.

Mais Randolph Stratford parlait à nouveau. Randolph assurait à Elliott que Julie n’avait besoin que d’un petit coup de pouce. Si Lawrence prenait la peine de lui en toucher un mot, sa fille céderait.

« Donnez sa chance à Henry, dit Randolph. Il n’est en Égypte que depuis une semaine. Si Lawrence doit prendre les devants…

— Mais pourquoi Lawrence ferait-il une chose pareille ? » demanda Elliott.

Silence.

Elliott connaissait mieux Lawrence que Randolph. Elliott et Lawrence. Personne ne savait exactement ce qui s’était passé, en dehors des deux protagonistes, naturellement. Il y a des années de cela, dans le monde insouciant d’Oxford, ils avaient été amants ; à la fin de leurs études, ils avaient passé un hiver ensemble sur le Nil. Inévitablement, le monde les avait séparés. Elliott avait épousé une héritière américaine, Édith Christian. Lawrence avait fait un empire de la Stratford Shipping.

Leur amitié n’avait jamais failli. Ils avaient passé ensemble d’innombrables vacances en Égypte. Ils pouvaient continuer à passer des nuits entières à parler d’histoire, de ruines, de découvertes archéologiques, de poterie. Elliott avait été le seul à comprendre Lawrence quand il avait choisi de se retirer en Égypte. Elliott avait envié Lawrence. Et l’amertume s’était pour la première fois glissée entre eux. Au petit matin, après boire, Lawrence traitait Elliott de couard parce qu’il passait ses dernières années à Londres dans un monde auquel il n’accordait aucune valeur, un monde qui ne lui apportait aucune joie. Elliott avait reproché à Lawrence sa cécité et sa stupidité. Après tout, Lawrence était riche, bien plus qu’Elliott n’aurait pu le rêver, et Lawrence était veuf avec une fille intelligente et indépendante. Elliott avait une femme et un fils qui avaient besoin de lui jour et nuit pour assurer la réussite de leurs conventionnelles et respectables existences.

« Tout ce que je veux dire, insistait Randolph, c’est que si Lawrence donnait son avis à propos de ce mariage…

— Que faites-vous des vingt mille livres ? » lui demanda brusquement Elliott.

Le ton de sa voix était doux et poli, mais sa question était des plus brutales. Il poursuivit malgré tout.

« Édith revient de France dans une semaine, elle remarquera tout de suite la disparition de son collier. Elle excelle dans ce genre de chose. »

Randolph ne répliqua pas.

Elliott rit doucement, mais pas de Randolph, pas même de lui. Et certainement pas d’Édith, encore plus riche que lui, et dont la fortune consistait principalement en bijoux et en argenterie.

Peut-être Elliott riait-il tout simplement parce que la musique lui tournait la tête ; à moins que la vision de Julie Stratford en train de danser avec Alex ne le touchât sincèrement. Peut-être aussi parce qu’il avait perdu la capacité de parler par euphémismes et demi vérités ; ce talent l’avait abandonné en même temps que ses forces physiques et ce sentiment de bien-être qu’il avait éprouvé durant toute sa jeunesse.

À présent, ses articulations le faisaient un peu plus souffrir d’année en année, et il ne pouvait plus faire un kilomètre à la campagne sans qu’une douleur fulgurante ne se réveillât dans sa poitrine. Avoir les cheveux blancs à cinquante-cinq ans ne le dérangeait pas, peut-être parce qu’il savait que cela lui allait assez bien. Mais cela le faisait secrètement souffrir que de devoir se servir d’une canne. Car le pire était encore à venir.

La vieillesse, la faiblesse, la dépendance. Fasse le ciel qu’Alex épouse les millions des Stratford, sans trop tarder si possible !

Il se sentit subitement impatient, mécontent. La musique doucereuse de Strauss l’ennuyait à mourir, mais ce n’était pas cela.

Il aurait voulu expliquer à Randolph que lui, Elliott, s’était cruellement fourvoyé, il y a bien des années. Cela avait quelque chose à voir avec ces longues nuits d’Égypte, où Lawrence et lui-même arpentaient les ruelles sombres du Caire ou s’enivraient dans le salon de leur bateau. Lawrence avait, d’une certaine façon, réussi à donner à sa vie des proportions héroïques, il avait accompli des choses dont les autres étaient tout simplement incapables. Elliott s’était laissé emporter par le courant. Lawrence avait su retrouver l’Égypte, le désert, les temples et les nuits cristallines.

Comme Lawrence lui manquait ! Ces trois dernières années, ils n’avaient échangé qu’une poignée de lettres, mais leur vieille complicité était toujours aussi vive.

« Henry a pris quelques papiers avec lui », dit Randolph, qui regardait autour de lui d’un air las, trop las.

Elliott allait rire à nouveau.

« Si tout se passe comme je l’espère, poursuivit Randolph, je vous rembourserai tout ce que je vous dois et le mariage aura lieu dans moins de six mois, je vous en donne ma parole. »

Elliott souriait.

« Randolph, ce mariage n’aura peut-être pas lieu, je n’en sais rien, et il ne résoudra peut-être pas nos affaires…

— Ne dites pas cela, mon vieux.

— Je dois avoir ces vingt mille livres avant le retour d’Édith.

— Précisément, Elliott, précisément.

— Vous savez, vous pourriez dire non à votre fils, pour une fois. »

Randolph émit un profond soupir. Elliott n’insista pas. Il savait aussi bien que quiconque que la détérioration de Henry n’était pas à prendre à la légère et qu’elle n’avait rien de passager. Il y avait quelque chose de profondément pourri chez Henry Stratford, et cela ne datait pas d’aujourd’hui. En revanche, il n’y avait pratiquement rien de tel chez Randolph.

De nouvelles assurances. Vous aurez vos vingt mille livres.

Mais Elliott ne l’écoutait plus. À nouveau il regardait les danseurs – son doux fils, Alex, qui murmurait des choses passionnées à Julie, laquelle affichait cet air déterminé qui lui allait si bien.

Certaines femmes doivent sourire pour être belles, d’autres doivent pleurer. Julie ne présentait tout son éclat que lorsqu’elle était sérieuse – peut-être parce que ses yeux étaient trop doux naturellement, sa bouche trop candide, ses joues de porcelaine trop lisses.

Sous le feu de la détermination, elle était transfigurée. Et Alex, malgré toute sa lignée et toute la passion qui l’animait, semblait n’être pour elle rien de plus qu’un « cavalier », l’un de ces milliers de jeunes élégants qui l’auraient fait danser sur le sol de marbre.

 

C’était Journaux du matin, et Julie aimait cette valse ; elle l’avait toujours aimée. Elle se rappelait avoir dansé sur cet air dans les bras de son père. Était-ce lorsqu’ils avaient rapporté le gramophone à la maison ? Ils avaient dansé dans le salon égyptien, dans la bibliothèque et les autres salons, elle et Père, jusqu’à ce que la lumière du jour s’infiltrât par les volets, et il avait dit :

« Assez, ma chérie, je t’en prie, je n’en puis plus. »

À présent, la musique la laissait rêveuse, sinon un peu triste. Et Alex ne cessait de lui parler, de lui dire d’une manière ou d’une autre qu’il l’aimait, et un sentiment de panique montait en elle, cette crainte de prononcer des paroles dures ou froides.

« Et si vous voulez vivre en Égypte, disait Alex hors d’haleine, si vous voulez rechercher les momies aux côtés de votre père, eh bien nous irons en Égypte. Nous nous y rendrons tout de suite après le mariage. Et si vous voulez manifester pour obtenir le droit de vote, eh bien, je défilerai avec vous.

— Oh oui, répondit Julie, c’est ce que vous dites à présent, et je sais que vous êtes profondément sincère, mais je ne suis pas prête, Alex. Je ne peux pas. »

Elle ne supportait pas de le voir faire preuve de tant de sincérité. Elle ne supportait pas de le voir souffrir. Si au moins il y avait quelque faiblesse chez Alex, un peu de mesquinerie, comme chez tout un chacun. Ses bonnes manières y auraient gagné. Grand, mince, les cheveux bruns, il était par trop angélique. Ses yeux vifs révélaient trop facilement son âme. À vingt-cinq ans, c’était un garçon avide et innocent.

« Que feriez-vous d’une suffragette comme épouse ? lui demanda-t-elle. Et d’une exploratrice ? Je pourrais très bien être exploratrice ou archéologue. J’aimerais tant être en Égypte avec Père.

— Nous irons là-bas, ma chérie. Épousez-moi avant. »

Il se pencha comme pour l’embrasser. Et elle recula d’un pas. La valse les emportait et, l’espace d’un instant, elle se sentit la tête légère, pratiquement comme si elle était amoureuse.

« Que puis-je faire pour gagner votre cœur, Julie ? lui murmura-t-il à l’oreille. Je rapporterai à Londres les Grandes Pyramides.

— Alex, il y a longtemps que vous l’avez décroché », dit-elle avec un sourire.

C’était un mensonge, n’est-ce pas ? Il y avait quelque chose de terrible dans ce moment – dans cette musique charmante et envoûtante, dans le regard désespéré d’Alex.

« La vérité, c’est que… je ne veux pas me marier. Pas pour l’instant. »

Jamais, peut-être ?

Il ne répondit pas. Elle s’était montrée trop franche, trop directe. Elle connaissait ce repli soudain. Ce n’était pas un manque de virilité, mais la marque d’un gentilhomme. Elle l’avait froissé, et maintenant qu’il lui souriait à nouveau, il faisait montre d’un courage et d’une douceur qui la touchaient et la rendaient encore plus triste.

« Père sera de retour dans quelques mois, Alex. Nous parlerons. Du mariage, des droits de la femme, mariée ou non, du fait que vous méritez mieux qu’une femme moderne comme moi qui, vous donnera des cheveux blancs en moins d’un an et qui vous jettera dans les bras d’une maîtresse tout ce qu’il y a de plus classique.

— Oh, comme vous aimez scandaliser, dit-il. J’adore cela. »

Et soudain il l’embrassa. Ils s’étaient arrêtés au milieu de la piste de danse, les autres couples tournoyaient autour d’eux au son de la musique. Il l’embrassait et elle le laissait faire, lui cédant totalement comme si elle se devait de l’aimer, comme si elle se devait d’aller à sa rencontre.

Les autres les regardaient, mais cela n’avait pas d’importance. Cela n’en avait pas non plus si les mains d’Alex tremblaient alors qu’il la serrait contre lui.

Ce qui importait, c’est que l’amour qu’elle éprouvait pour lui, si fort fût-il, ne suffisait pas.

 

Il faisait frais à présent. Il y avait du bruit à l’extérieur, des voitures arrivaient. Le braiment d’un âne, et aussi le rire aigu d’une femme, une Américaine venue tout droit du Caire dès qu’elle avait appris la nouvelle.

Lawrence et Samir étaient installés dans leurs fauteuils de toile devant l’ancien secrétaire chargé de papyrus déroulés.

Lawrence prenait garde de ne pas s’appuyer sur le meuble fragile et il se hâtait d’écrire la traduction des textes dans son carnet.

De temps à autre, il adressait un regard à la momie, à ce grand roi qui, aux yeux de tous, semblait dormir. Ramsès l’Immortel ! Cette idée enflammait l’enthousiasme de Lawrence, qui savait qu’il serait encore dans cette chambre étrange bien après le lever du jour.

« Ce ne peut être qu’un canular, dit Samir. Ramsès le Grand veillant pendant un millénaire sur les familles royales d’Égypte ? L’amant de Cléopâtre ?

— Mais c’est sublime ! » s’exclama Lawrence.

Il posa son stylo et contempla les papyrus. Ses yeux lui faisaient mal.

« Si une femme a pu inciter un immortel à entrer au tombeau, ce ne peut être que Cléopâtre ! »

Il regarda le buste de marbre et en caressa la joue blanche et lisse. Lawrence y croyait. Cléopâtre, bien-aimée de César et de Marc Antoine ; Cléopâtre, qui avait résisté avec une formidable détermination à la conquête romaine ; Cléopâtre, dernière grande reine de l’Égypte… Il devait revenir à ses traductions.

Samir se leva et s’étira. Lawrence le vit s’approcher de la momie. Que faisait-il ? Il examinait les bandelettes des mains, la bague en forme de scarabée. C’était un joyau de la dix-neuvième dynastie, on ne pouvait le nier.

Lawrence ferma les yeux et se massa doucement les paupières. Puis il s’intéressa à nouveau aux papyrus.

« Samir, je suis de plus en plus convaincu. Voir une telle maîtrise des langues étrangères est surprenante. Quant à ses conceptions philosophiques, elles sont aussi modernes que les miennes. »

Il prit un document qu’il avait déjà étudié.

« Jetez un coup d’œil à ceci, Samir. Cette lettre a été adressée à Ramsès par Cléopâtre.

— Voyons, Lawrence, c’est une plaisanterie de la part des Romains !

— Non, mon ami, ce n’est rien de tel. Elle a écrit cette lettre de Rome, lors de l’assassinat de César ! Elle dit à Ramsès qu’elle va le rejoindre en Égypte. »

Il mit la lettre de côté. Quand Samir aurait le temps, il verrait par lui-même ce que cette lettre contenait. Le monde entier le verrait. Lawrence reprit l’étude des papyrus.

« Tenez, écoutez cela, ce sont les dernières pensées de Ramsès. Les Romains ne doivent pas être condamnés pour leur conquête de l’Égypte, car c’est le temps même qui nous a finalement vaincus. Toutes les merveilles de ce siècle nouveau devraient m’arracher à mon chagrin, pourtant je ne peux apaiser mon cœur. Mon esprit souffre, mon esprit se referme comme une fleur privée de soleil…»

Samir continuait de regarder la momie et la bague.

« Encore une référence au soleil. Le soleil, encore et toujours ! dit-il en se tournant vers Lawrence. Franchement, vous ne pensez tout de même pas…

— Samir, si vous croyez aux malédictions, pourquoi ne croyez-vous pas à l’immortalité de cet homme ?

— Lawrence, vous vous moquez de moi. J’ai vu les conséquences de plus d’une malédiction, mon ami, mais un immortel qui aurait connu l’Athènes de Périclès, la Rome de la République, la Carthage d’Hannibal ? Un homme qui aurait enseigné l’histoire de l’Égypte à Cléopâtre ? C’en est trop pour moi.

— Écoutez cela, Samir : Sa beauté m’ensorcellera à tout jamais, mais aussi son courage et sa frivolité, sa passion pour la vie, qui semblait inhumaine de par son intensité alors qu’il n’y avait rien de plus humain. »

Samir ne répondit rien. Ses yeux étaient à nouveau posés sur la momie, comme s’il ne pouvait s’empêcher de la regarder. Lawrence le comprenait parfaitement, c’est pourquoi il lui tournait le dos afin de ne se consacrer qu’à ses papyrus.

« Lawrence, cette momie est aussi morte que toutes celles que j’ai pu voir au musée du Caire. Un fabulateur, voilà qui était cet homme. Pourtant cette bague…

— Oui, mon ami, je l’ai examinée très attentivement. Elle porte le cartouche de Ramsès le Grand, de sorte que nous n’avons pas seulement affaire à un fabulateur, mais aussi à un amateur d’antiquités. Est-ce là ce que vous voulez me faire croire ? »

Que croyait Lawrence ? Il s’appuya au dossier de toile du fauteuil et porta son regard sur le contenu de cette pièce étrange. Puis il reprit son travail de traduction.

« C’est pourquoi je me retire dans cette chambre isolée. Ma bibliothèque sera mon tombeau. Mes serviteurs oindront mon corps et l’envelopperont de lin funéraire ainsi que le voulait la coutume en cette époque fort éloignée qui était la mienne. Aucun couteau ne me touchera. Aucun embaumeur n’extraira le cœur et le cerveau de cette forme immortelle. »

Lawrence céda à l’euphorie, ou était-ce un rêve éveillé ? Cette voix… elle lui paraissait si réelle. Il sentait une personnalité, ce qui ne se produisait jamais avec les anciens Égyptiens. Mais, bien sûr, celui-ci était un immortel…

 

Elliott s’enivrait, mais personne ne le constatait. Hormis Elliott, appuyé à la rampe dorée du palier d’une manière dégagée qui lui était assez étrangère. Un style certain caractérisait le moindre de ses gestes, mais voici qu’il le désavouait nonchalamment, conscient que personne ne s’en rendrait compte, que personne n’y trouverait à redire.

Ah, le monde, si riche en subtilités ! Quelle horreur ! Il faut qu’il pense à ce mariage, il faut qu’il en parle. Il se doit de faire quelque chose devant le triste spectacle qu’offre son fils, visiblement vaincu, qui monte l’escalier de marbre après avoir regardé Julie danser avec un autre.

« Je vous demande de me faire confiance, dit Randolph. Je garantis ce mariage. Ce n’est qu’une question de temps.

— Vous ne pensez certainement pas que je vous presse, lui répondit Elliott, la bouche pâteuse, parfaitement saoul. Je me sens bien plus à l’aise dans un univers de rêve, Randolph, un univers où l’argent n’existe pas. Mais le fait est que nous ne pouvons nous permettre semblable rêverie, vous et moi. Ce mariage nous est essentiel.

— Dans ce cas, j’irai moi-même trouver Lawrence. »

Elliott se retourna pour voir son fils quelques marches en contrebas, pareil à un écolier qui attend l’assentiment des adultes.

« Père, j’ai besoin d’être consolé.

— Ce qu’il te faut, jeune homme, c’est du courage, dit Randolph avec humeur. Ne me dis pas qu’elle t’a encore répondu non. »

Alex prit une coupe de champagne sur le plateau d’un serveur.

« Elle m’aime. Elle ne m’aime pas, dit-il doucement. La vérité, c’est que je ne peux vivre sans elle. Elle me rend fou.

— Mais certainement ! dit Randolph en riant doucement. Regarde plutôt. Ce jeune blanc-bec lui marche sur les pieds. Je suis certain qu’elle t’en serait très reconnaissante si tu volais à son secours. »

Alex hocha la tête et remarqua à peine que son père lui retirait sa coupe de champagne pour la terminer. Il carra les épaules et redescendit sur la piste de danse. Quelle image parfaite.

« Le plus étonnant, dit Randolph dans un souffle, c’est qu’elle l’aime, et qu’elle l’a toujours aimé.

— Oui, mais elle est comme son père. Elle aime surtout sa liberté. Et franchement, je ne puis la blâmer. D’une certaine façon, elle représente trop de choses pour Alex. Il la rendrait pourtant heureuse, j’en suis persuadé.

— C’est vrai.

— Et elle le rendrait suprêmement heureux. Personne d’autre n’y parviendrait, peut-être.

— C’est ridicule, dit Randolph. N’importe quelle jeune femme de Londres donnerait la prunelle de ses yeux pour faire le bonheur d’Alex. Le dix-huitième comte de Rutherford ?

— Est-ce vraiment si important ? Nos titres, notre fortune, la préservation de notre ennuyeux petit monde ? »

Elliott jeta un regard sur la salle de bal. La boisson le rendait dangereusement lucide.

« Je me demande parfois si je ne devrais pas me trouver en Égypte avec Lawrence. Et si Alex ne devrait pas donner son titre bien-aimé à quelqu’un d’autre. »

Il pouvait voir de la panique dans les yeux de Randolph. Seigneur, quelle importance un titre pouvait-il bien avoir aux yeux de ces princes marchands, ces hommes d’affaires qui possédaient tout honnis un titre ? Alex pourrait avoir la maîtrise de Julie, et par là même celle des millions des Stratford, et Alex serait bien plus facile qu’elle à dominer. Mais ce n’était pas tout. Il y avait aussi la perspective d’une noblesse véritable, de nièces et de neveux courant dans la propriété du Yorkshire, de ce misérable Henry Stratford passant les plus méprisables des alliances.

« Nous ne sommes pas encore battus, Elliott, dit Randolph. Et j’aime bien votre ennuyeux petit monde. Que peut-on trouver de mieux ? »

Elliott sourit. Encore une gorgée de champagne, et il dirait à Randolph ce que l’on peut trouver de mieux. Oui, il le lui dirait…

 

« Je t’aime, mon bel Anglais », lui disait Malenka.

Elle l’embrassa, puis l’aida à remettre sa cravate. Le doux contact de ses doigts sur son menton le fit frissonner.

Quelles charmantes insensées que les femmes, se dit Henry Stratford. Il appréciait toutefois par-dessus tout cette Égyptienne. Elle avait la peau sombre et était danseuse de profession – c’était une beauté calme et affriolante avec qui il pouvait faire tout ce dont il avait envie. On ne connaît jamais la même liberté avec une putain anglaise.

Il s’imaginait bien installé dans un pays oriental avec une femme telle que celle-ci – loin de toute respectabilité britannique. Une fois qu’il aurait fait fortune au jeu, bien évidemment, un banco grandiose qui le mettrait à tout jamais à l’abri du besoin.

Pour l’heure, il y avait du pain sur la planche. Le nombre des gens regroupés autour de la tombe s’était multiplié par deux depuis la veille au soir. Il fallait qu’il entre en contact avec l’oncle Lawrence avant que celui-ci ne fût happé par les spécialistes du musée et les membres des autorités – qu’il lui parle à un moment où il accepterait n’importe quoi pourvu qu’on le laissât tranquille.

« Va-t’en, ma chérie. »

Il embrassa à nouveau Malenka et la regarda jeter sa cape noire sur ses épaules et se hâter vers la voiture qui l’attendait. Elle savait le remercier de tous ces petits luxes occidentaux. Oui, c’était ce genre de femme qui lui convenait. Plus que Daisy, sa maîtresse londonienne, créature gâtée et exigeante qui l’excitait malgré tout, peut-être parce qu’elle était si difficile à satisfaire.

Il but une dernière gorgée de scotch, prit son porte-documents en cuir et quitta la tente.

La foule était impressionnante. Toute la nuit, il avait été tenu éveillé par le bruit des automobiles et les conversations. La chaleur se levait à présent ; déjà il sentait le sable dans ses chaussures.

Comme il détestait l’Égypte. Comme il abhorrait ces campements du désert avec leurs chameliers crasseux et leurs serviteurs paresseux. Comme il avait horreur de l’univers qui était celui de son oncle.

Et puis, il y avait Samir, cet assistant insolent, qui se prenait pour l’égal de Lawrence et tentait d’apaiser les reporters. S’agissait-il vraiment de la tombe de Ramsès II ? Lawrence allait-il leur accorder une interview ?

Henry s’en moquait bien. Il repoussa les hommes qui gardaient l’entrée du tombeau.

« Monsieur Stratford, je vous en prie, lui cria Samir, une femme reporter sur les talons. Laissez seul votre oncle. Laissez-le savourer seul sa découverte.

— C’est cela, oui. »

Il lança un regard sombre au garde en faction devant la porte. L’homme s’effaça. Samir retourna contenir les reporters. Ils voulaient savoir qui avait le droit de pénétrer ainsi dans la tombe.

« C’est une affaire de famille », dit-il sèchement à la femme reporter qui le collait de près.

Le garde s’interposa.

 

Il ne restait plus beaucoup de temps. Lawrence s’arrêta d’écrire, s’épongea le front, plia son mouchoir et jeta quelques phrases sur le papier :

Brillante idée que de dissimuler l’élixir parmi les poisons. Quel endroit plus sûr pour une potion qui confère l’immortalité qu’au milieu de potions qui apportent la mort ? Dire que c’étaient les poisons de Cléopâtre – ceux qu’elle a testés avant de décider que le venin de l’aspic viendrait à bout de sa vie.

Il s’essuya à nouveau le front. Il faisait déjà si chaud. Et dans quelques courtes heures, ils viendraient le trouver et lui demanderaient de laisser la tombe aux responsables du musée. Ah, si seulement il avait fait cette découverte sans le musée ! Dieu sait qu’il n’avait pas besoin d’eux. Et ils allaient tout lui arracher.

Le soleil pénétra par fins rayons par la porte de bois grossièrement taillé. Il frappa les pots d’albâtre, et Lawrence crut entendre quelque chose de très faible, comme un souffle.

Il se tourna pour regarder la momie aux traits bien dessinés sous les bandelettes serrées. L’homme qui prétendait être Ramsès avait été grand, peut-être même robuste.

Ce n’était pas un vieillard, comme la créature qui dormait au musée du Caire. Il est vrai que ce Ramsès-ci déclarait ne jamais avoir vieilli. Il était immortel et ne faisait que sommeiller à l’intérieur de ces bandelettes. Rien ne pouvait le tuer, pas même les poisons de cette chambre qu’il avait essayés en quantité quand son chagrin pour Cléopâtre l’avait rendu à moitié fou. Sur son ordre, ses serviteurs avaient emmailloté son corps inconscient ; ils l’avaient enterré vivant dans ce cercueil qu’il avait lui-même préparé dans le moindre détail ; puis ils avaient scellé la tombe avec cette porte qu’il avait lui-même gravée.

Mais qu’est-ce qui l’avait rendu inconscient ? C’était là que résidait le mystère. Quelle étonnante histoire ! Et si…

Il se prit à regarder fixement la créature dans ses bandages de lin jauni. Croyait-il vraiment que quelque chose y vivait ? Quelque chose qui pourrait se mouvoir et parler ?

Cela fit sourire Lawrence.

Il reporta son attention sur les pots posés sur son bureau. Le soleil transformait la pièce en fournaise. À l’aide de son mouchoir, il ôta soigneusement le couvercle du premier pot. Une odeur d’amandes amères. Quelque chose d’aussi mortel que le cyanure.

Et l’immortel Ramsès prétendait avoir ingéré la moitié du contenu des pots dans son désir de mettre un terme à sa vie maudite.

Et s’il y avait vraiment un être immortel sous ces bandelettes ?

Le bruit se fit encore une fois entendre. Qu’était-ce ? Pas un froissement, non, rien d’aussi distinct. Plutôt une sorte d’inspiration.

Il regarda encore une fois la momie. Le soleil l’éclairait sur toute sa longueur de ses beaux rayons poussiéreux comme à travers les vitraux des églises ou les branches des chênes dans les forêts profondes.

Il lui semblait voir la poussière s’élever de l’antique figure, une brume d’or pâle de particules mouvantes. Ah, il était trop fatigué !

La créature ne paraissait plus aussi ridée, elle semblait présenter les contours d’un être humain.

« Mais qui étais-tu vraiment, mon lointain ami ? demanda doucement Lawrence. Un fou ? Une victime d’illusions ? Ou tout simplement celui que tu dis être, Ramsès le Grand ? »

Il éprouva un frisson en disant cela. Il se leva et s’approcha de la momie.

Les rayons du soleil baignaient littéralement la créature. Pour la première fois, il remarqua le contour des sourcils ; ils donnaient une expression plus dure, plus déterminée, à son visage.

Lawrence sourit. Il lui parla en latin, assemblant soigneusement ses phrases.

« Sais-tu combien de temps tu as dormi, immortel Pharaon ? Toi qui prétends avoir vécu mille ans ? »

Faisait-il violence à la langue de César ? Il avait consacré tant d’années au déchiffrement des hiéroglyphes qu’il ne maniait plus très bien le latin.

« Deux fois plus de temps s’est écoulé. Ramsès, depuis que tu t’es enfermé dans cette chambre ; depuis que Cléopâtre a approché le serpent venimeux de son sein. »

Il regarda en silence la forme immobile. On eût pu croire que la vie s’y accrochait ; que l’âme était prisonnière des bandelettes et ne pouvait être libérée que si l’on détruisait celles-ci.

Sans réfléchir, il lui parlait en anglais à présent.

« Oh, si seulement tu étais immortel. Si seulement tu pouvais ouvrir les yeux sur ce monde moderne. Et si seulement je n’avais pas à attendre la permission pour ôter ces misérables bandelettes et contempler… ton visage ! »

Son visage. Avait-il quelque chose de changé ? Non, c’était un effet de lumière, n’est-ce pas ? Le visage paraissait pourtant plus plein. Avec respect, Lawrence tendit la main pour l’effleurer, mais il n’en fit rien.

Il revint au latin.

« C’est l’année 1914, mon grand roi. Et le nom de Ramsès le Grand est toujours connu du monde, ainsi que celui de ta reine. »

Un bruit retentit soudain derrière Lawrence. Henry.

« Alors, mon oncle, voilà que vous parlez latin à Ramsès le Grand ? J’ai l’impression que vous êtes déjà victime de la malédiction.

— Oh, il comprend le latin, répondit Lawrence sans quitter des yeux la momie. N’est-ce pas, Ramsès ? Et aussi le grec. Et le perse, et l’étrusque, et toutes ces langues que le monde a oubliées. Qui sait ? Peut-être connaissais-tu aussi les langues des barbares du Nord, celles qui ont donné naissance à notre anglais. » Il revint au latin. « Le monde d’aujourd’hui est si riche en merveilles, grand Pharaon. Il y a tant de choses que je souhaiterais te montrer…

— Je ne crois pas qu’il puisse vous entendre, mon oncle. » Il y eut un tintement de verre. « Du moins, je l’espère. »

Lawrence fit volte-face. Un porte-documents coincé sous le bras gauche, Henry soulevait le couvercle de l’un des pots.

« Ne touche à rien ! dit sèchement Lawrence. C’est du poison, espèce d’imbécile. Tous ces pots sont pleins de poisons. Une seule pincée et tu seras aussi mort que lui. Enfin, s’il est vraiment mort. »

La seule vue de son neveu le rendait furieux. Il se tourna encore une fois vers la momie. Les mains aussi paraissaient plus rebondies. Et l’un des anneaux avait pratiquement crevé les bandelettes. Cela ne faisait que quelques heures…

« Des poisons ? demanda Henry derrière lui.

— Il y a ici tout un laboratoire, lui répondit Lawrence. Ce sont les poisons que Cléopâtre a testés, avant de se suicider, sur ses malheureux esclaves. »

Pourquoi dispenser à Henry des informations aussi précieuses ?

« Comme c’est pittoresque, dit son neveu cynique, sarcastique. Je croyais qu’elle avait été mordue par un aspic.

— Tu n’es qu’un idiot, Henry, tu t’y connais encore moins en histoire qu’un chamelier égyptien. Cléopâtre a essayé une centaine de poisons avant de recourir au serpent. »

Il se tourna pour voir son neveu toucher le buste de Cléopâtre, ses doigts caresser grossièrement le nez, les yeux.

« En tout cas, cela doit valoir une petite fortune. Et ces pièces. Vous n’allez tout de même pas donner toutes ces choses au British Museum ? »

Lawrence s’assit sur le fauteuil de toile. Il trempa sa plume. Où avait-il arrêté sa traduction ? Impossible de se concentrer avec toutes ces distractions.

« Tu ne penses donc qu’à l’argent ? demanda-t-il avec froideur. Et qu’en as-tu fait à part le gaspiller ? »

Il dévisageait son neveu. Quand la fougue de la jeunesse s’était-elle éteinte dans ses yeux ? Quand l’arrogance avait-elle endurci et vieilli son visage pour le rendre si terne aujourd’hui ?

« Plus je t’en donne et plus tu perds aux tables de jeu. Retourne à Londres, pour l’amour du Ciel. Va retrouver ta maîtresse et tes chanteuses de bastringue. Fais ce que tu veux, mais file ! »

Il y eut un bruit d’explosion à l’extérieur – une voiture qui avait du mal à monter la route sablonneuse. Un serviteur au visage sombre et aux vêtements sales entra précipitamment ; il apportait le petit déjeuner sur un plateau. Samir venait sur ses talons.

« Je ne peux les retenir plus longtemps. Lawrence », dit Samir.

Avec un petit geste gracieux, il pria le serviteur de déposer le plateau au bord du petit bureau.

« Les hommes de l’ambassade britannique sont également ici, Lawrence, de même que tous les reporters d’Alexandrie au Caire. Cela devient un véritable cirque. »

Lawrence regarda les plats d’argent, les assiettes de porcelaine. Il ne désirait qu’une chose, rester seul avec ses trésors.

« Contenez-les aussi longtemps que vous le pourrez, Samir. Laissez-moi encore quelques heures avec ces rouleaux, cette histoire est si triste, si poignante.

— Je ferai de mon mieux, répondit Samir. Mais prenez votre petit déjeuner, Lawrence. Vous êtes épuisé. Vous devez vous restaurer et vous reposer.

— Samir, je ne me suis jamais senti mieux. Éloignez-les jusqu’à midi. Oh, et emmenez Henry avec vous. Henry, va avec Samir, il te trouvera à manger.

— Oui, venez avec moi, monsieur, s’il vous plaît, ajouta très vite Samir.

— Je dois parler à mon oncle. »

Lawrence se replongea dans son carnet. Le papyrus était déroulé. Oui, le roi avait parlé de son chagrin et de sa retraite studieuse loin d’Alexandrie et du mausolée de Cléopâtre, loin de la Vallée des Rois.

« Mon oncle, dit sèchement Henry, je serais plus qu’heureux de retourner à Londres si vous trouviez un moment pour signer…»

Lawrence se refusait à quitter des yeux le papyrus. Peut-être y trouverait-il un indice relatif à la localisation du mausolée de Cléopâtre.

« Combien de fois dois-je te le dire ? murmura-t-il d’un air indifférent. Je ne veux signer aucun papier. Reprends ton porte-documents et fiche-moi le camp.

— Mon oncle, le comte désire une réponse à propos de Julie et d’Alex. Il n’attendra pas éternellement. Quant à ces papiers, c’est une question de quelques actions, rien de plus…»

Le comte… Alex et Julie. C’était monstrueux.

« Seigneur, en un moment pareil !

— Mon oncle, le monde ne s’est pas arrêté de tourner parce que vous avez fait une découverte. » Quel ton acerbe ! « Et le portefeuille doit être liquidé. »

Lawrence posa sa plume.

« Non, dit-il en adressant un regard glacial à Henry. Quant au mariage, il peut attendre. Que Julie décide par elle-même, au moins. Rentre en Angleterre et dis cela à mon bon ami, le comte de Rutherford ! Dis aussi à ton père que je ne liquiderai plus les actions familiales. Maintenant, laisse-moi seul. »

Henry ne bougea pas. Son visage se fit plus dur.

« Mon oncle, vous ne vous rendez pas compte…

— Permets-moi de te dire ce dont je me rends compte, dit Lawrence. Tu as perdu au jeu la rançon d’un roi et ton père ferait n’importe quoi pour couvrir tes dettes. Même Cléopâtre et son amant Marc Antoine n’auraient pu gaspiller la fortune qui t’est passée entre les mains. Et puis, en quoi Julie a-t-elle besoin du titre des Rutherford ? Alex convoite les millions des Stratford, cela s’arrête là. C’est un mendiant titré, tout comme Elliott. Dieu me pardonne, mais c’est la triste vérité.

— Mon oncle, Alex pourrait s’offrir n’importe quelle héritière de Londres avec un tel titre.

— Pourquoi ne le fait-il pas ?

— Un mot de vous, et Julie prendrait sa décision…

— Et Elliott te prouverait sa gratitude en arrangeant tes affaires, c’est bien cela ? Il pourrait faire le généreux avec l’argent de ma fille ! »

Henry était blanc de rage.

« En quoi ce mariage te regarde-t-il ? lui demanda Lawrence d’un air amer. Tu t’humilies parce que tu as besoin de cet argent…»

Il crut voir les lèvres de son neveu proférer une sourde malédiction.

Il se consacra une fois encore à la momie et essaya d’oublier tout le reste – les tentacules de cette existence londonienne qu’il avait rejetée.

Le personnage sous ses bandelettes paraissait avoir pris du volume. Et sa bague, on la voyait parfaitement à présent, comme si le doigt qui la portait avait déchiré les bandes. Lawrence s’imaginait déjà entrevoir les couleurs d’une chair bien vivante.

Tu perds la tête, se dit-il à lui-même.

Pourtant, ce bruit… Oui, il l’entendait à nouveau. Il tendit l’oreille, mais toute sa concentration ne pouvait rien contre les bruits environnants. Il observa le corps dans son cercueil. Seigneur, étaient-ce des cheveux qu’il voyait là, sous le bandage qui entourait la tête ?

« Je te plains beaucoup, Henry, murmura-t-il soudainement. De ne pouvoir savourer un tel instant. Ce roi si ancien, ce mystère…»

Qui avait dit qu’il ne pourrait toucher les restes ? Enlever quelques centimètres de ce lin pourri ?

Il sortit son couteau de poche et l’ouvrit non sans gêne. Vingt ans plus tôt, il n’aurait pas hésité et aurait tranché les bandes d’un coup sec. Il n’aurait pas eu à s’occuper des responsables du musée. Il aurait vu par lui-même si, sous toute cette poussière…

« Je ne ferais pas ça à votre place, mon oncle, l’interrompit Henry. Les gens du musée vont pousser les hauts cris.

— Je t’ai dit de t’en aller. »

Il entendit Henry verser une tasse de café comme s’il avait tout son temps. L’arôme emplit la petite chambre close.

Lawrence s’appuya au dossier de son fauteuil et s’épongea le front. Vingt-quatre heures sans dormir. Peut-être devrait-il prendre du repos.

« Buvez votre café, oncle Lawrence, lui dit Henry. Je vous ai versé une tasse. Ils vous attendent dehors. Vous êtes épuisé.

— Espèce d’imbécile, cracha Lawrence. Laisse-moi donc tranquille. »

Henry posa la tasse devant lui, juste à côté du carnet de notes.

« Attention, ce papyrus n’a pas de prix. »

Le café était assez tentant, même si c’était Henry qui le lui proposait. Il prit la tasse et en but une gorgée, les yeux mi-clos.

Il avait entrevu quelque chose au moment de reposer la tasse. Quoi, la momie frémir aux rayons du soleil ? C’était impossible ! Mais soudain une sensation de brûlure lui envahit la gorge, comme si ses poumons se refermaient, il ne pouvait plus parler ni respirer !

Il chercha à se lever, les yeux rivés sur Henry. Et là, il perçut l’odeur qui émanait de la tasse. Une odeur d’amandes amères. Le poison. La tasse bascula. Il l’entendit à peine se briser sur une dalle.

« Pour l’amour du Ciel ! Petit salopard ! »

Il tombait, les mains tendues vers son neveu qui le regardait sans comprendre, le visage blême, comme si aucune catastrophe n’était en train de se produire – comme s’il n’était pas en train de mourir.

Son corps se convulsa, violemment il trépassa. La dernière chose qu’il vit fut la momie éblouie de soleil, la dernière chose qu’il sentit fut le sol sablonneux sur son visage brûlant.

 

Henry Stratford demeura longtemps immobile. Il regardait le corps de son oncle comme s’il ne comprenait pas tout à fait ce qui venait de se passer. Quelqu’un d’autre avait agi à sa place. Quelqu’un avait déchiré l’épaisse membrane de sa frustration et était passé à l’acte. Quelque chose d’autre avait trempé la cuillère à café dans le pot de poison avant de la plonger dans la tasse de Lawrence.

Rien ne bougeait dans la lumière poussiéreuse du soleil. Les plus infimes particules semblaient en suspension dans l’air chaud. Seul un bruit imperceptible faisait vibrer cette chambre, comme le battement d’un cœur.

Ne pas céder à la panique. Empêcher sa main de trembler. Empêcher ce cri de s’élever de ses lèvres, car une fois lancé, il ne pourrait plus jamais s’arrêter.

Je l’ai tué. Je l’ai empoisonné.

J’ai supprimé le seul obstacle à mes projets.

Se pencher, chercher le pouls. Oui, il est mort, il est bel et bien mort.

Henry se redressa, en proie à une nausée soudaine, et s’empressa de tirer des feuilles de papier de son porte-documents. Il plongea dans l’encre la plume de son nom et apposa plusieurs fois le nom de Lawrence Stratford au bas d’un certain nombre de documents – ainsi qu’il l’avait fait plusieurs fois dans le passé pour des papiers de moindre importance.

Sa main tremblait, mais ce n’était pas plus mal. Son oncle était affligé d’un tel tremblement. La signature n’en paraissait que plus authentique.

Il reposa la plume et ferma les yeux. Ça y était.

Les pensées les plus étranges l’envahirent brusquement, comme s’il pouvait défaire ce qu’il avait fait ! Ce n’était rien de plus qu’un geste impulsif, il pouvait remonter le temps et retrouver son oncle bien vivant. Une telle chose n’avait pu se produire ! Le poison… le café… Lawrence mort.

Et puis, un souvenir lui revint, pur, paisible et très certainement bienvenu, un souvenir datant d’il y a vingt et un ans, très exactement du jour de la naissance de sa cousine Julie. Son oncle et lui étaient assis au salon. Son oncle Lawrence, qu’il aimait plus que son propre père.

« Je veux que tu saches que tu seras toujours mon neveu, mon neveu bien-aimé…»

Est-ce qu’il perdait la tête ? L’espace d’un instant, il ne sut même plus où il était. Il aurait pu jurer que quelqu’un d’autre se trouvait dans la pièce, avec lui ? Qui donc ?

Cette chose dans son cercueil. Ne la regarde pas. C’est un témoin. Fais ce que tu as à faire.

Les papiers sont signés ; les actions pourront être vendues. Julie n’a plus aucune raison de ne pas épouser cet imbécile d’Alex Savarell. Et le père de Henry pourra prendre entièrement en main la destinée de la Stratford Shipping.

Oui. Mais que faire maintenant ? Il parcourut le bureau du regard. Ces six pièces d’or à l’effigie de Cléopâtre ? Oui, prends-en une. Vite, il la fourra dans sa poche. Le rouge lui monta aux joues. Cette pièce devait valoir une fortune. Il pourrait la glisser facilement dans un porte-cigarettes. Bon.

Sortir de là immédiatement. Mais réfléchir surtout. Son cœur battait toujours la chamade. Appeler Samir, voilà ce qu’il convenait de faire. Il était arrivé quelque chose de terrible à Lawrence. Un coup de sang, une crise cardiaque, impossible à dire ! Et cette cellule était comme une fournaise. Un médecin devait venir immédiatement.

« Samir ! » cria-t-il, le visage tendu comme un acteur qui a le trac.

Son regard se posa sur la forme sinistre enveloppée de bandelettes. N’était-elle pas en train de le regarder ? Les yeux n’étaient-ils pas ouverts sous les bandelettes ? Ridicule ! Pourtant l’illusion sema en lui une panique qui donna toute la sincérité nécessaire à son appel au secours.

La Momie
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